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Critique sociale de l’automobile

abstract

From the last quarter of the twentieth century onwards, the discourse on the motor car began to evolve, with some critical voices placing the car at the heart of social debates. At the end of the nineteenth century, the car was seen as a luxury item for a minority of very rich people, but it was rapidly democratised under the impetus of a powerful industry. In his book “L'hommauto”, written in 1967, a few years before the first oil crisis, the thinker Bernard Charbonneau, a pioneer of political ecology, criticised the “vulgate” that made the car an object of leisure or freedom. He highlights how the spatial and technical organisation of consumer society is based on the use of the car being dependent on the infrastructure that makes it possible to move around.

In Bernard CHARBONNEAU. L’Hommauto. Paris : Denoël, 1967, p. 71-97 ; p. 113-124.1

Le char du Progrès

Le char du Progrès s’est ébranlé, et peu à peu il s’accélère ; mais il n’emporte pas seulement ses passagers, avec lui c’est l’univers humain tout entier qui démarre. La technique détermine l’économique, qui détermine à son tour la politique et le social : du temps de Marx, le moteur c’était la machine à vapeur, aujourd’hui c’est la machine à essence, qui va autrement vite. Elle est notre fatum autant que l’outil de notre liberté. Nous avons une auto parce que nous la désirons, et parce que nous ne pouvons faire autrement : il faut bien que les travailleurs l’achètent pour avoir du travail. […]

La machine est lancée, et sa vitesse en multiplie le poids, quel gouvernement oserait se mettre en travers ? Les capitaux sont engagés, les matières premières, et par conséquent les hommes : il n’est pas question de faire marche arrière à cent à l’heure. La France c’est la Régie Renault, il faut bien qu’elle roule. Tandis qu’un peuple de travailleurs se mobilise pour servir la chaîne sans fin d’où sort l’automobile, leur masse peut étancher le flot montant de la masse des bagnoles : c’est ainsi que Ford a élevé le producteur à la dignité de consommateur automobile. Mille voix lui suggèrent son devoir, qui hantent notre vie comme le murmure de la mer. Certaines nous le hurlent en rouge sur la grand-place, tandis que d’autres nous le susurrent en bleu dans l’intimité du foyer ; nos rêves sont bercés par le chant de la bagnole-sirène, dont la tête et les seins sont d’une pin-up mais la croupe d’une Rolls. Bien plus que le vieux désir de se balader ailleurs, c’est la pression de la société tout entière qui pousse le travailleur à rendre à l’auto ce gain qu’elle lui procure. C’est pour cela qu’elle l’enchaîne à la chaîne, et que pour être sûre qu’il ne la trahira pas, elle le condamne aux travaux forcés de l’achat à crédit. L’auto le lie au travail, et quand le travailleur est bien crevé, elle le mène se distraire là où il doit consommer. Il le faut d’autant plus que l’économie automobile ne saurait se contenter de tourner à un régime de croisière, elle doit croître, toujours plus vite, comme le Progrès lui-même.

Production-Consommation

Il faut que sans arrêt la Production-Consommation s’accélère, c’est pour cela que chaque année les autos se font plus rapides et que leurs couleurs changent ; c’est pour cela que plus les bagnoles se multiplient, plus leur existence est éphémère. Ainsi, le système automobile dévore toujours plus vite ses déjections. Heureusement que toujours plus léger, ce produit est facilement éliminé : aussitôt consommées, dans un pré, il ne reste bientôt plus des bagnoles que les carcasses. Ainsi la courbe de la production automobile monte sans arrêt vers la noosphère de la Bagnole absolue. Malheureusement c’est celle de l’espace terrestre qui plafonne, car jusqu’ici l’industrie automobile ne produit pas du mètre carré, elle en consomme. Que faire ? Encore un petit effort, poussons le moteur, et l’auto ne tardera pas à quitter l’asphalte pour aller en chercher dans Uranus. […]

Envahissement

Venue de la ville, par la ville, la bagnole retourne à la ville, qui disparaît peu à peu sous le flot de son produit. Car la ville qui l’a inventée n’était pas celle de l’auto, elle n’était que la cité des hommes, tout au plus des chevaux. Comment la bagnole pourrait-elle aller se chercher un paquet de Gauloises dans ces ruelles ? Heureusement que les rois ont construit des parcs et des places triomphales où elle peut provisoirement s’installer ; mais quelle voiture-pie nous débarrassera de ces Invalides qui obstruent le parking ? Paris est mal adapté, et surtout le Parisien ; ce véhicule réduit prétend à un gîte immense et coûteux tandis que sa bagnole s’esquinte au grand air. Pourquoi ces maisons ? Il suffirait d’un garage. Si le chauffeur acceptait enfin de dormir dans son auto, le problème de la circulation serait résolu en même temps que celui du logement.

La ville, et l’homme qui la hante, est le goulot d’étranglement de la bagnole ; il faudra bien tôt ou tard le faire sauter. On peut multiplier à l’infini les autos, non l’espace, ni le temps. Alors il ne reste plus qu’à accélérer le mouvement, à décoller les bagnoles du trottoir pour les jeter dans le maelström automobile. « Circulez ! » Tel est l’impératif kantien d’Autopolis. « Pourquoi ? — Je ne veux pas le savoir ! — Pour circuler, pour consommer de l’essence et de l’auto. Ne ralentissez pas, circulez — Pour aller où ? J’ai autre chose à faire qu’à vous le dire. » Il n’y a pas de départ, ni d’arrivée, seulement la Circulation, qui doit être de plus en plus fluide. Circulez donc ! Accélérez sur place en attendant de vous garer, il n’y a plus de parking en attendant le box souterrain final. Et encore ! Car lui aussi gaspille de la place : dans cette zone noire le stationnement est limité à dix ans. […]

Le grand prétexte

Le grand prétexte de la bagnole c’est la liberté : le voyage. Mais c’est la machine qui impose l’itinéraire. L’auto ne peut couper à travers champs, elle a besoin de routes, et pas n’importe lesquelles ; elle exige l’asphalte, et le plus doux, le plus large et le plus droit sera le meilleur. La bagnole a les pieds sensibles, ils tâtent les aspérités du sol, et le moindre choc à son pont arrière se répercute douloureusement dans le coccyx et la tête de son homme. S’il tente de prendre les traverses, il est vite ramené dans le droit chemin par Michelin. Pour peu que l’auto traîne derrière elle sa maison, — la caravane, — elle ne sortira plus des nationales.

Ces routes, la société automobile les a bâties, et c’est elle qui les enseigne. L’hommauto circule là où il peut, mais là aussi où il doit. Il sera de moins en moins libre de choisir son chemin. Sa vue étant comblée par les périls de la route et les agréments du paysage, il reste à lui boucher les oreilles en ajoutant au bruit du moteur celui de la radio. Une voix amicale maintiendra le contact de la bagnole et du Central-garage en lui indiquant les routes qu’il importe de suivre, les nationales libres, ou qui sait même, les chemins ombreux. Pour peu que la radio commande le volant, ainsi pourrait être automatiquement assurée, en même temps que la décentralisation, l’humanisation de la circulation automobile. Quittant l’autostrade, la légion des autos pourrait enfin coloniser l’intérieur où les piétons seraient tentés de tenir le maquis. […]

La bagnole c’est la liberté, et par conséquent le loisir dont elle est inséparable ; c’est ce que pense aujourd’hui tout le monde, y compris les chauffeurs de camion. Je roule pour moi… Mais je roule aussi pour vous. La bagnole ce n’est pas seulement le loisir, c’est la société automobile tout entière, et par conséquent le travail. Au boulot ! Avalons en quatrième vitesse notre café noir, sautons au volant. Contact… La journée commence. Tout homme travaille aujourd’hui pour gagner et nourrir son auto ; c’est probablement pour cela que la semaine de cinquante heures a remplacé depuis la guerre celle de quarante. Et comme la bagnole doit se dégourdir les muscles pour éveiller son appétit, elle a besoin de concentrer au maximum le travail, dans une journée aussi bien que dans une semaine continue. C’est ainsi, quand son homme est au bout du rouleau, qu’elle lui procure l’indispensable repos du week-end ou des six heures.

La journée est finie, le travailleur n’a plus qu’à s’affaler sur la banquette, et au volant. Car c’est en machine que nous allons servir les machines. Le transport s’ajoute au travail, grâce à l’auto nous avons vaincu la distance, et nous nous baladons chaque jour un peu plus loin pour rejoindre notre établi ou notre bureau. Chaque jour nous avons les plaisirs du week-end en regagnant notre dortoir campagnard ; le travail est fini, mais les machines ronflent d’autant plus ; et plus la production des autos augmente, plus ce plaisir dure. En autobus ou en bagnole, nous sommes maintenant des millions de touristes à jouer au bouchon. D’année en année, la durée des transports augmente : ils sont si nombreux et si perfectionnés ! Peut-être qu’un jour l’auto nous sauvera du travail en nous empêchant d’y arriver.

Aujourd’hui la bagnole est moins le jouet du dimanche qu’un outil quotidien. Moyen d’évasion ? Allons donc ! D’intégration dans la prison sociale. Tout est prévu pour nous contraindre à nous en servir. Dans une telle société, sans permis de conduire, l’homme n’est plus qu’un mort-vivant ; privé de moteur et de roues, le travailleur n’est qu’un paralytique ; s’obstinerait-il à marcher qu’il ne trouverait plus de trottoirs. Comment atteindre à pied l’épicerie d’en face ? Et la nationale ne se traverse pas à la nage. […]

Mourir en voiture

À première vue l’auto c’est un objet inerte que l’homme seul peut mettre en train ; rien de plus paisible qu’une bagnole dans son garage. L’auto n’est qu’un moyen au service de la personne humaine, un pied perfectionné. Et c’est vrai au départ. Malheureusement, si nos fins n’ont jamais été aussi incertaines, jamais nos moyens n’ont été aussi efficaces. C’est ainsi que, le transport devenant la fin du transport, un beau jour nous restons à tout jamais incrustés dans notre bagnole. À moins qu’elle ne nous éjecte en un lieu dont nul ne revient. […]

Du ciel à l’accident : extase et réveil automobiles

La vitesse produit sur la bagnole un effet analogue à la contemplation de Dieu sur les mystiques. Prise dans son rêve intérieur, elle subit un effet de lévitation et, tel saint Jean à Kempis, transportée, elle quitte le sol. C’est probablement dans cette intention que les Ponts et Chaussées, débarrassant son chemin de tout ce qui pourrait s’opposer à son élan, lui dégagent, plutôt qu’une route, un aérodrome. Ils rasent murs et arbres, suppriment les détours, de façon à réaliser l’étendue d’asphalte sans repères, dans laquelle la bagnole peut donner le maximum de sa vitesse. Ce qui lui permet de se tuer d’autant mieux contre la bagnole ou, au lieu de s’écraser à 80 contre un platane, de se disloquer à 120 dans les choux.

Car sur terre, hélas ! toute droite a une fin. Et les Ponts obligeants préparent à la bagnole son petit Noël : le tournant. Non pas l’affreux tournant en épingle à cheveux, patibulaire, aux buissons mal rasés, que la vindicte routière désigne de loin, mais le tournant idéal. Accueillant, discret, scientifiquement calculé et rembourré, le tournant des Ponts attend l’auto que lui catapulte la ligne droite. De 130 à l’heure, elle s’immobilise à 90, le virage s’amorce, et quand son conducteur prétend la maintenir dans les rails, le libre arbitre de la bagnole se manifeste, et elle s’envoie en l’air. Le dérapage peut être dit parfois contrôlé, l’atterrissage malheureusement ne l’est jamais. Et, une fois de plus, en deux lignes dans un coin, la Presse fait part au peuple du plus commun des miracles automobiles : « Pour des raisons inconnues, X a perdu le contrôle de sa voiture qui est allée s’écraser dans un champ. Le conducteur a été tué sur le coup. » La raison inconnue doit probablement se situer au-dessus de 120 km/h.

L’extase automobile se heurte tôt ou tard aux médiocres réalités de ce bas monde : cochon, mur ou enfant, à moins qu’elle ne plonge dans les eaux ou ne percute le roc fondamental. Le pneu X boit l’obstacle, mais il lui reste parfois sur l’estomac. On comprend que l’idéal de l’auto soit de tout supprimer, y compris le sol qui la porte ; mais il lui faudrait d’abord supprimer l’obstacle de l’auto. À la différence du dérapage qui se produit en pleine extase automobile, l’obstacle imprévu est un fait objectif : rien de plus objectif qu’un camion en travers de votre route. Un camion est un phénomène difficile à récuser ; heureusement il y en a de moindres que la bagnole peut nier.

Certains obstacles sont négligeables, ainsi la volaille dont la plume produit un effet pyrotechnique amusant ; mais un quintuplé dans un troupeau de canards n’est pas à dédaigner. Le chat n’est pas dépourvu d’intérêt, bien que le choc mou qu’il procure soit bref et que son sang risque de salir la belle robe groseille de la DS. Le chien serait un gibier plus noble. Mais il y a chien et chien ; si le carlin est insignifiant, je déconseille le danois dont le châssis est trop résistant, même pour les tôles de la Peugeot. Le conducteur adroit s’exercera à frôler les cyclistes sans les avertir, déclenchant un zigzag qui rappelle celui de la bécasse ; un coup d’avertisseur in extremis provoquera l’envol lourd du perdreau de la route : le piéton. Par contre il vaut mieux se méfier de certaines pièces de grande taille. Soudain, vomi par un de ces chemins secondaires que les Ponts s’obstinent on ne sait pourquoi à signaler, surgit le monstre préhistorique : la vache, accompagnée par la femme de Néandertal : la fermière. Semant l’anarchie dans l’ordre automobile, elle brandit un drapeau rouge que la fière Mercedes est tentée de charger. Mais, par un choc en retour, celle-ci communique sa vitesse à l’obstacle, et c’est une vache-rhinocéros qui lui rentre à cent vingt dans le moteur. Le propre de la vitesse étant de faire filer comme une flèche la montagne la plus inerte, la borne, en elle-même bonasse, peut devenir virulente ; je ne parle pas du chêne-mammouth.


  1. Bernard Charbonneau est un penseur et un philosophe français écologiste. Dans L’Hommauto, il décrit les ravages de l’automobile sur la société moderne. Les extraits choisis permettent d’observer comment la voiture, à travers la notion de vitesse, devient un objet de contrainte sociale plutôt que d’émancipation.↩︎